
Dans les grandes entreprises, Manager les peurs irrationnelles. Par Guillaume Rouffiac
Dans de nombreuses grandes entreprises, les personnes se plaignent majoritairement du manque d’information. On entend souvent : « le problème dans notre service, c’est le manque de communication » ou « comment cela se fait que j’apprends une information aussi importante par un collègue plutôt que par la Direction » ou encore « si seulement la Direction était claire dans ce qu’elle souhaite » et le fameux « on ne sait pas à quelle sauce on va être mangé ».
Les organismes de formation, les consultants, les coaches en tout genre conseillent souvent de communiquer davantage avec ses équipes et sa hiérarchie. Alors l’information se multiplie, se ramifie, devient un faisceau de données.
A cela s’ajoute les enjeux professionnels de travailleurs qui souhaitent évoluer. Et oui, faire un travail efficacement ne suffit pas. Pour évoluer, il faut communiquer sur son travail.
La danse des Powerpoints
Dans ses grandes entreprises, pour progresser il suffit parfois de faire de belles présentations PowerPoint qui bien que presque vides de sens et remplies de phrases toutes faites, de mot en franglish et autres termes qui sonnent bien permettent de booster une promotion. Le mot maximiser est superbe. Le mot corporate est superbe. Les mots "checker", "reporting" et autres "Call", "Meetings", "Benchmarks" vous permettent de "booster" votre carrière (bien plus que vérifier, faire un rapport, passer un appel téléphonique, se réunir, comparer et accélérer). Bullshit !!!
En s'agrégeant, l'ensemble de ces informations vient « gonfler » le flux d’information.
S’ajoute à ce flux les communications syndicales avec leurs enjeux électoralistes et de lanceurs d’alerte. C’est encore de l’information qui afflue.
La Rumeur
Dans les entreprises, la tendance est donc de communiquer sur tout, tout le temps et par différents canaux officiels et/ou officieux, notes de services, animations à intervalles courts, réunions d’information, réunions d’expression, comités de pilotage, revues de direction, gazette interne, mails … et bruits de couloirs, d’échanges à la machine à café, les infos échangées avec les agents d’entretien qui naviguent dans toute l’entreprise, les hôtesses de l’accueil et comme on dit à Nice avec tous les ficanasses (ou commères dans les autres villes).
Tout ceci inonde les boîtes mails et les discussions de machine à café créant du buzz, de la discussion, des échanges, des commentaires.
Le travailleur se trouve donc au centre d’un important réseau d’information et est toujours à l'affût des changements qu’il peut voir, quelque fois juste pour ne pas être à la « traîne » pour papoter avec les collègues.
Certains travailleurs sont comme des suricates qui surveillent la troupe lors des périodes de chasse. Ils surveillent l’ensemble des informations qu’ils peuvent percevoir et sont constamment détournés de leur travail par ce flux continu d’information. Ils trient, filtrent, synthétisent, analysent l’information qui peut être erronée ou déformée ou vraie. Ils sont à l'affût du moindre changement dans le ciel, surveillent les oiseaux de proie, alertent les autres suricates lorsqu’ils entendent un battement d’aile ou voit qu'une ombre ressemblant à un oiseau surgit dans leurs champs de vision. Ils alertent les autres suricates en compilant des informations.
Un Aigle dans le ciel
Lors événements particuliers auxquels j’ai participé, j’ai pu voir dans une entreprise la majorité des membres de cette petite communauté se transformer en suricates. Dans des circonstances particulières, la communauté de travail s’organise comme une meute de suricates, prête à anticiper tous les battements d’ailes des aigles. Des aigles au pluriel, oui. Car il y en a deux espèces, celle endémique, qui vie à l’année avec les suricates et celle de ceux de passage.
Comment cela se déroulait ? D’abord, nous recevions une information qui nous donnait la date et le planning prévisionnel de visite d'une personne importante que nous appellerons le "Grand Aigle" et qui potentiellement avait le pouvoir de faire fermer l'entreprise.
Donc, lorsque nous avions la date, un branle-bas de combat se lançait et le comité de protection des Suricates s’inquiétait soudainement de savoir si les autres suricates travaillaient en respectant l'ensemble des procédures écrites.
Donc les jours précédents la visite, l’ensemble des directeurs qui le reste de l’année désertent le terrain des opérations pour le confort feutré des salles de réunions et les fauteuils confortables se transformaient en un escadron d’aiglons qui se rendaient sur leur lieu de migration temporaire. Ils se mettaient à virevolter dans le ciel en pestant sur les choses qu’ils ignoraient tout le reste de l’année, voir même, ils trouvaient inadmissible que l’on travaille dans ces conditions ; conditions dont les suricates du terrain avaient fait part à de moultes occasions et qu'ils touchaient du doigt à cette occasion. Est-ce que c'est un mélange de culpabilité ou la peur d'être tenu pour responsable de la situation qui les mettez en action avec autant d’agressivité ? Je n'ai pas la réponse. En tout cas, ils n’avaient pas peur de fondre sur les suricates qui vivent dans ces contrées toutes l’année à grand renfort de discours culpabilisants et de pression pour remettre tout d’aplomb. Quel majestueux oiseau que l'aiglon, symbole de Nice.
A grand renfort de travail, de dissimulation de petits vices cachés (pas graves mais pas beau), les suricates, prenaient alors bien soin d’éviter les colères des aiglons en faisant du ménage de surface, des papiers pour faire beau et toutes les petites tâches sans valeurs ajoutées dont raffolent les aiglons et qui assoie leur suprématie.
Cela fait sérieux de montrer des gros dossiers au Grand Aigle.
Une fois cette première vague migratoire passée, le Grand Aigle arrive. Là tous les autres aiglons se transforment en suricates et s’organisent. Mise en place d’une « panic room », petite salle bien dissimulée dans laquelle deux suricates en chef ont comme rôle de prévenir tous les autres suricates des moindres déplacements du Grand Aigle. Les autres suricates sont alors à l’affût, ils scrutent, pendant que d’autres tournent en levant de temps en temps la tête vers le ciel pour dénicher les derniers petits détails à corriger.
La couleur du ciel
Lorsque le Grand Aigle demande de quelle couleur est le ciel, l’armée des suricates communiquent très rapidement pour mettre en relation les suricates spécialistes des couleurs et ceux spécialistes du ciel.
Ils veulent avoir une réponse argumentée avec un rapport en triple exemplaire, validé par 12 signatures et un versioning pour répondre à la question avec certitude et de façon certifiée, validée, vérifiée, éprouvée et documentée.
Les suricates spécialistes des couleurs doivent alors donner leurs informations à ceux spécialistes du ciel et doivent passer à l’examen de la « panic room » pour savoir si bleu est une réponse acceptable car on ne peut pas dire que cela dépend de l’heure de la journée et de la météo, il faut montrer qu’on maîtrise et surtout que l’on répond uniquement le strict minimum pour ne pas suscité l’envie du Grand Aigle de regarder plus en détail avec sa vue perçante.
Je tourne un peu l’histoire en dérision, mais la réalité n’est pas très loin de ce que je vous décris. Je me suis permis une fois de faire de l’humour avec le Grand Aigle, et bien vous savez quoi, on s’est bien marré. Eh oui !
Honnêtement ? Ça doit être flippant d'avoir en face de soi une armée de suricates tous flippés à chaque fois qu'on met les pieds quelque part. Non ? En voyant une horde de suricate « flippée » à la limite du ridicule, le Grand Aigle doit se demander s’il reste un peu d’humanité dans ces entreprises. Donc je me suis permis un peu d'humour, une blagounette. Lorsque j’ai vu les mines dépitées des autres suricates et que ces derniers m’ont mis en garde de ne pas recommencer, j’ai compris à quel point leur manque de maîtrise sur la qualité du travail ; dû en grande partie au soin qu'ils apportent à ne pas se salir les mains toutes l'année, peut être la source de cette tension.
Un jour, un Grand Aigle est arrivé sans prévenir. Surprise !!! Et c’était très agréable car les premiers aigles ne sont pas passés, les suricates n’ont pas eu le temps de stresser et cela s’est bien passé.
Les suricates et vous…
Je suis persuadé que lorsque l’on adopte une attitude de transparence de manière détendue, on aborde mieux les problèmes et du coup, même s’il y a des écarts relevés, on peut mieux les expliqués, les comprendre, échanger et donc mieux les résoudre.
Revenons donc à notre petite communauté de rongeurs. Ils vivent dans la peur constante qu’un aigle ne les dévore.
Si dans votre entreprise, vous remarquez une importante présence de « suricates », cela peut signifier qu’il y a des craintes qu’une menace aveugle vienne du ciel.
Comment construire la confiance avec des travailleurs qui ont des peurs irrationnelles. Ces peurs sont-elles réellement irrationnelles ? Quelles en sont les causes d’apparitions ? Si vous vous mettez à leurs places, dans leur peau de suricate fragile, et que vous arrivez à comprendre pourquoi ils sont devenus des suricates, vous aurez déjà des pistes pour assainir la situation.
Certains suricates font ceci pour le plaisir du papotage, ce ne sont pas de vrais suricates se sont des pies qui jacassent. C’est juste le plaisir du ragot du « qui couche avec qui » ou du « tu connais pas la dernière » qui les amusent. Ce sont des personnes qui ont le temps de jacasser et qui l’utilise pour se détendre entre pies. Parfois cela fait du bien de "bitcher" (je veux une promotion).
Le vrai suricate se voit comme un lanceur d’alerte et assure un rôle de vigie réelle ou imaginaire contre un danger réel ou imaginaire, on ne sait jamais.
Le pouvoir
Certains suricates pensent que l’information c’est le pouvoir.
Le fait de se mettre dans ce mode Suricate est un moyen de compenser une frustration, c’est quasiment un aveu de faiblesse. Car non, l’information ce n’est pas le pouvoir. Le pouvoir est la capacité et la possibilité qu’à une personne ou un groupe de personne de passer à l’action, sans avoir peur des conséquences, sans que personne ne puisse l’empêcher. Le suricate pense alors avoir du pouvoir. Le seul pouvoir qu’il peut avoir c’est celui du lanceur d’alerte.
On voit bien aujourd’hui ce qui arrive aux lanceurs d’alerte isolés avec les affaires LuxLeaks ; WikiLeaks ; Falciani et autres… et également quel rôle de contre-pouvoir cela peut avoir notamment quand les sujets sont portés par des syndicats. Le pouvoir de l’information seul n’est pas suffisant pour se protéger d’un danger.
D’après une méta-analyse publiée dans la revue nature d’octobre 2016 intitulée, The phylogenetic roots of human lethal violence (José María Gómez, Miguel Verdú, Adela González-Megías & Marcos Méndez), les suricates seraient l’espèce animale chez les mammifères chez laquelle la violence létale au sein de la même espèce est la plus élevée. Autrement dit, les suricates commettent plus de meurtre que les autres espèces. Sur 100 morts au sein d’une communauté de suricate, plus de 19 sont dues à des meurtres pour seulement 2 % pour les humains.
On peut penser que vivre constamment en situation d’alerte peux expliquer ce comportement agressif. Le parallèle avec le monde de l’entreprise est assez intéressant.
En quoi, une communauté de suricate et certains milieux de travail peuvent se ressembler. Les suricates vivent en milieu hostile, quasi désertique et la survie est très concurrentielle de par le manque de ressource. Ils sont pour autant interdépendants les uns des autres. Dans l’entreprise, les équipes de services très cloisonnés avec des organisations en silo. Cela renforce parfois l’impression d’être isolées, bien que chaque équipe est interdépendante les unes des autres. Ce qui pourrait ressembler à la nourriture dans les entreprises serait certainement les promotions ou la certitude de la pérennité de son poste. Depuis les années 2000, les promotions sont devenues plus rares et les plans de sauvegarde de l’emploi, réorganisation, rachat d’entreprise se sont accélérés. Les travailleurs sont donc dans un rapport concurrentiel les uns par rapport aux autres dans des milieux assez contraints par le manque de moyen.
D’autre part, les prédateurs des suricates sont les aigles, ils viennent du ciel de façon imprévisible lorsque les suricates prospectent pour trouver leur nourriture. Les réorganisations, PSE, rachat sont décidés par le top management et les communications se font une fois les dossiers bien avancés, alors que les personnes travaillent.
Qu'est-ce qu'on peut y faire ?
Supposons que l’absence de transparence dans la communication ou l’excès d’information contradictoire soit identifiés comme la source d’un danger réel ou imaginé chez les travailleurs. Est-il anormal d’avoir une réaction de vigilance accrue lorsque la situation ne paraît pas claire ?
Le parallèle monde du travail et monde des suricates est assez évident. Il devient normal d’être en situation de vigilance dans ces conditions, non ?
Comment le manager de terrain peut-il éviter les peurs irrationnelles induites par ce type de comportement ?
Pourquoi ne pas repérer les personnes qui se mettent en mode « suricate » ?
Puis pourquoi ne pas leurs demander de quelles informations ils ont besoin et le leur donner ? Cela aura le mérite de leur permettre de confronter une version officielle avec les autres. Vous aurez une chance de devenir une source d’informations fiables aux yeux de certains suricates, qui recouperont, vérifieront, analyseront et une fois que vous serez identifié comme de confiance, ils diffuseront. Ce n'est donc pas perdu pour la confiance mutuelle qui peut alors être renforcée. Rappelez-vous, le management efficace nécessite une relation de confiance mutuelle.
Pourquoi ne pas proposer aux suricates de nous alerter également lorsqu’une ombre vient noircir leur ciel ? Vous ne pouvez pas être informer de tout et parfois vous serez étonné de découvrir des décisions stratégiques de votre entreprise avec une plus grande primeur qu’en passant par la voie officielle.
En adoptant une attitude ouverte et en répondant aux questions des « suricates », un manager peut retisser des liens de confiance forts. Donner des informations officielles est essentiel pour assainir une situation et surtout éviter des peurs irrationnelles.
Imaginons un suricate qui fait la vigie depuis de nombreuses années. Admettons qu'il n’ait pas ou plus confiance dans le système. Ce suricate ne quittera son promontoire et son rôle de vigie que s’il se sent en sécurité depuis assez longtemps pour être en confiance. Il n’y remontera pas s’il sent qu’il commence à avoir un peu de prise sur son avenir en travaillant et que d’autres veillent sur lui. Cela n’est possible que s’il se sent détenteur de puissance (cf l'éthique de Spinoza), de liberté de décision et en sécurité.
La confiance mutuelle est le ciment des relations solides et saines.
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