Quand Montesquieu Critiquait Déjà La Fast Fashion
juin 26, 2020 | by Jean-Claude JUNIN

Quand Montesquieu Critiquait Déjà La Fast Fashion
La mode, à l'instar de la fast fashion, va vite, trop vite. Et la crise sanitaire a encore plus révélé cette fragilité avec la fermeture de nombreuses grandes enseignes de l'habillement. Cette volonté de renouveler les collections n’est pas nouvelle, tout comme sa critique. Déjà en 1721, Montesquieu en faisait la critique dans les Lettres persanes.
La lettre 99*, datée dans l’ouvrage de 1717, est intitulée "Les caprices de la mode". On y lit de la main du personnage Rica : "Je trouve les caprices de la mode, chez les Français, étonnants. Ils ont oublié comment ils étaient habillés cet été ; ils ignorent encore plus comment ils le seront cet hiver". Le jeune homme ajoute : "Que me servirait de te faire une description exacte de leur habillement et de leurs parures ? Une mode nouvelle viendrait détruire tout mon ouvrage, comme celui de leurs ouvriers ; et, avant que tu eusses reçu ma lettre, tout serait changé".
S’en suit une galerie de portraits rocambolesques sur les coiffures, les talons, les parures, les mouches… Au final, de cette instabilité de la mode, Montesquieu dénonce l’instabilité du régime d’une "changeante nation", sachant qu’en 1717 le roi Louis XV n’a que cinq ans et que la France connaît la régence. "Il en est des manières et de la façon de vivre comme des modes : les Français changent de mœurs selon l’âge de leur roi", regrette au final le philosophe et écrivain.
Lettre XCIX. Rica à Rhedi
Inconstance des mœurs et des modes en France.
Je trouve les caprices de la mode, chez les Français, étonnants. Ils ont oublié comment ils étaient habillés cet été ; ils ignorent encore plus comment ils le seront cet hiver. Mais, surtout, on ne saurait croire combien il en coûte à un mari pour mettre sa femme à la mode.
Que me servirait de te faire une description exacte de leur habillement et de leurs parures ? Une mode nouvelle viendrait détruire tout mon ouvrage, comme celui de leurs ouvriers, et, avant que tu n’eusses reçu ma lettre, tout serait changé.
Une femme qui quitte Paris pour aller passer six mois à la campagne en revient aussi antique que si elle s’y était oubliée trente ans. Le fils méconnaît le portrait de sa mère, tant l’habit avec lequel elle est peinte lui paraît étranger ; il s’imagine que c’est quelque Américaine qui y est représentée, ou que le peintre a voulu exprimer quelqu’une de ses fantaisies.
Quelquefois, les coiffures montent insensiblement, et une révolution les fait descendre tout à coup. Il a été un temps que leur hauteur immense mettait le visage d’une femme au milieu d’elle-même. Dans un autre, c’étaient les pieds qui occupaient cette place : les talons faisaient un piédestal, qui les tenait en l’air. Qui pourrait le croire ? Les architectes ont été souvent obligés de hausser, de baisser et d’élargir les portes, selon que les parures des femmes exigeaient d’eux ce changement, et les règles de leur art ont été asservies à ces caprices. On voit quelquefois sur le visage une quantité prodigieuse de mouches, et elles disparaissent toutes le lendemain. Autrefois, les femmes avaient de la taille et des dents ; aujourd’hui, il n’en est pas question. Dans cette changeante nation, quoi qu’en disent les mauvais plaisants, les filles se trouvent autrement faites que leurs mères.
Il en est des manières et de la façon de vivre comme des modes : les Français changent de mœurs selon l’âge de leur roi. Le Monarque pourrait même parvenir à rendre la Nation grave, s’il l’avait entrepris. Le prince imprime le caractère de son esprit à la Cour ; la Cour, à la Ville, la Ville, aux provinces. L’âme du souverain est un moule qui donne la forme à toutes les autres.
De Paris, le 8 de la lune de Saphar, 1717
Source : Ludovic Dupin Novethic.
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